RENOUVELER SES PRAIRIES AUTREMENT EN MILIEU SENSIBLE
par JEAN-MICHEL VOCORET16/11/201612 min de lecture
La chambre d'agriculture du Doubs-Territoire de Belfort a initié des essais visant à retourner de façon anticipée, fin juin, une prairie pour y cultiver une dérobée avant l'implantation d'une céréale d'hiver. Objectif : limiter les risques de lessivage d'azote après le labour d'une prairie à l'automne.
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L'ÉPISODE DE MORTALITÉ PISCICOLE QUI, AU PRINTEMPS 2010, a touché la Loue, a mis les producteurs de lait à comté du Doubs face à une réalité douloureuse : même s'ils pratiquent une agriculture très extensive, comparé à d'autres régions, avec une moyenne de 3 000 litres de lait par hectare, ils ont leur part de responsabilité (1) dans la dégradation globale de la qualité de l'eau constatée depuis des décennies dans cette rivière. Hier réputée au-delà de nos frontières pour sa pêche à la truite, elle n'est plus que l'ombre d'elle-même... lourd d'enjeux pour l'image des filières AOP comté, morbier, mont d'or et les 2 500 exploitations qu'elle fait vivre sur le massif jurassien.
PAS LE DROIT À L'ERREUR SUR UN SOUS-SOL KARSTIQUE
Le fait est que ce terroir de fromages AOP de renom se caractérise par un milieu très sensible du fait de ses sols souvent superficiels, et surtout son sous-sol karstique très filtrant et ses nombreux cours d'eau souterrains. Pas le droit à l'erreur dans ces conditions en matière de gestion des effluents ou de fertilisation. Mais pas seulement. Témoin, l'étude commencée en 2011 et conduite sur deux bassins versants de la Loue (Plaisir-Fontaine) et du Dessoubre (Bief-de-Vau) par la chambre d'agriculture du Doubs et du Territoire de Belfort, qui a pris ce problème à bras-le-corps dès le départ. Elle montre que le renouvellement des prairies en bout de course, tel que pratiqué classiquement avec un labour d'automne, suivi de l'implantation d'une céréale d'hiver, peut être aussi un facteur de risques important. Notamment lors d'automnes doux, ni trop humides ni trop secs. Les mesures réalisées ont montré que dans ces conditions très favorables à la décomposition et à la minéralisation de l'azote (passage de la forme organique vers la forme ammoniacale NH4+ puis à la forme nitrate NO3- très soluble, et donc très lessivable), les reliquats en entrée d'hiver pouvaient atteindre 110 à 200 kg de N/ha après un labour... chiffre divisé par deux en sortie d'hiver en raison des pertes par lessivage vers les cours d'eau et les nappes phréatiques. L'hiver 2011-2012 particulièrement arrosé n'y est pas non plus étranger. « Rien d'étonnant à cela. Le retournement de la prairie provoque un pic de minéralisation de l'azote important, en déphasage à l'automne avec les besoins de la céréale implantée estimée à 5 unités N/talle. Soit une capacité d'absorption seulement de 15 kg de N/ha (3 talles/pied avec un semis tardif) à 40 kg de N/ha (8 talles/pied avec un semis précoce), dans le meilleur des cas », explique Didier Tourenne, conseiller à la chambre d'agriculture du Doubs.
De ces constats est née l'idée de retourner de façon anticipée la prairie à renouveler. Cela dès fin juin-début juillet après une ultime fauche de foin, et d'y implanter une dérobée pouvant utiliser l'azote libéré par la prairie. « L'objectif est double : produire du fourrage supplémentaire pour améliorer l'autonomie de l'exploitation, et limiter les pertes d'azote sous les céréales en hiver. »
DEUX À TROIS FOIS PLUS DE FOURRAGE RÉCOLTÉ EN ÉTÉ AVEC UNE DÉROBÉE
Des essais conduits en ce sens en 2012, 2013 et 2014 dans cinq exploitations du Doubs, on retiendra qu'une dérobée ainsi implantée permet de produire pendant l'été deux à trois fois plus de fourrage qu'une prairie en fin de vie. Soit en moyenne 4,7 t de MS/ha (de 3 à 8 t selon les essais), contre 1,9 t de MS/ha (1,4 à 2,5 t), intéressant pour des exploitations au bilan fourrager serré ou des années décevantes pour les foins.
De quoi relativiser aussi le surcoût d'implantation de la dérobée : compter, pour un mélange ray-grass (15 kg/ha) ou moha (13 kg/ha) associé à du trèfle d'Alexandrie (8 kg/ha avec du ray-grass, 12 kg/ha avec du moha), 50 à 70 €/ha de semences. S'y ajoutent les travaux d'implantation de 70 €/ha hors main-d'oeuvre (25 €/ha pour le labour, 35 € pour le travail de la herse rotative et du semoir, 10 € pour le passage d'un rouleau). Soit pour 4,7 t de matière sèche produite, un surcoût de 30 €/t de MS (hors récolte). « Ces résultats de rendement sont assez conformes à nos attentes. Implanter une dérobée en début d'été est toujours aléatoire si on manque d'eau. Ce n'est pas le cas dans le Doubs où l'on peut compter, en moyenne, sur une pluviométrie en juillet-août de 90 à 140 mm, selon l'altitude. De quoi favoriser la levée et la croissance de la culture dérobée. De surcroît, les parcelles destinées aux céréales sont en général ici les plus profondes », note Didier Tourenne.
INCITER LES AGRICULTEURS À MODIFIER LEURS PRATIQUES
Et le conseiller d'imaginer déjà des pistes de progrès pour séduire des agriculteurs du massif jurassien à modifier leurs pratiques. « Dans ces essais, les dérobées ont été implantées environ trois semaines après la coupe de foin. En les installant dès la fenaison achevée, on gagnerait autant sur la période de croissance et donc la production fourragère. On se donnerait aussi plus de chances encore de bénéficier de la pluviométrie nécessaire. » Ce serait aussi un plus pour la récolte. Pas simple en effet avec un mélange de ray-grass-trèfle d'Alexandrie, implanté début juillet, de le récolter en foin en septembre sans séchage en grange (voir témoignages). Tout le monde ne veut pas ou n'est pas équipé pour faire de l'affouragement en vert tel qu'autorisé par le cahier des charges du comté (un seul repas pas jour, sans limitation dans le temps...
pour l'instant).
LE MOHA PLUS RÉSISTANT À LA SÉCHERESSE QUE LE RAY-GRASS
Des deux mélanges testés dans ces essais de terrain, on retiendra qu'avec l'association ray-grass-trèfle d'Alexandrie, détruire la dérobée sans labour ou sans traitement au glyphosate (ce qui est souhaitable pour une zone de fromage AOC), en se contentant d'un travail superficiel (de type semis combiné, cover-crop), peut s'avérer délicat. Ceux qui l'ont fait se sont heurtés (voir témoignages) à quelques soucis de repousses de ray-grass dans la céréale implantée. C'est pour cette raison qu'a été testée, en 2014, une dérobée à base de moha et de trèfle d'Alexandrie. Avec ces deux espèces gélives, le moha dès 0°C et le trèfle dès - 5°C, pas besoin d'intervenir au printemps avec un herbicide de rattrapage. Le moha offre aussi cet avantage d'être plus résistant à la sécheresse qu'un ray-grass. Mais il n'en a pas, il est vrai, la même valeur alimentaire... un inconvénient à relativiser toutefois pour un fourrage que l'on destinera à des génisses d'un certain âge.
JEAN-MICHEL VOCORET
(1) Sont aussi suspectées des pollutions liées à l'augmentation des populations humaines sur la région de Pontarlier, à l'industrie du bois et au réchauffement climatique.